entretien entre Annick Cojean et Robert Darnton publié dans le Monde 2
« LES BIBLIOTHÈQUES SONT L’AVENIR DU LIVRE »
Propos recueillis par Annick Cojean
Internet pourrait bien accomplir le rêve des Lumières, celui d’un savoir accessible à tous.
Et les bibliothèques devenir le meilleur allié de la révolution numérique en cours.
Entretien avec Robert Darnton, historien américain du livre.
Robert Darnton, 70 ans, est « le » spécialiste mondial de l’histoire livre. Diplômé d’Harvard et d’Oxford,
cet historien américain, érudit, élégant, et s’exprimant dans un français impeccable, est devenu l’un des
meilleurs spécialistes du XVIIIe siècle des Lumières et de la Révolution française. Découvert en France avec
L’Aventure de l’Encyclopédie parue en 1982, il a publié de nombreux ouvrages historiques (Gens de
Lettres, gens du livre [1992], Pour les Lumières [2002], Bohème littéraire et Révolution [2010]…).
Ancien président de l’Historial Association et longtemps professeur à l’université de Princeton où il avait
créé le Centre pour l’étude du livre et des médias, il dirige, depuis 2007, la bibliothèque d’Harvard, la
deuxième au monde après celle du Congrès à Washington. C’est à ce titre qu’il réfléchit intensément à la
numérisation et à l’avenir de l’imprimé, inquiet de la puissance montante de Google en matière d’accès
aux livres et à l’information, sur le point d’en détenir un quasi-monopole.
Le Monde Magazine. Quelles sont, selon vous, qui êtes historien du livre, les grandes étapes
ayant marqué l’accès des hommes à la connaissance ?
Robert Darnton. Il y eut d’abord l’écriture, bien sûr. Environ 4 000 ans avant notre ère. Elle a transformé
la relation de l’espèce humaine avec le passé. Puis il y eut l’invention du codex, cet objet magnifique et
génial, qui a remplacé les rouleaux de textes – qu’il fallait déployer et qui imposaient une lecture continue
– par des pages reliées ensemble et pouvant être feuilletées en toute liberté ou fantaisie. Lancé au début
de notre ère, cet instrument si pratique – le livre actuel – a traversé les âges et résistera encore fort
longtemps. Il a fallu ensuite attendre l’an 1450 pour connaître l’imprimerie de Gutenberg – et son
invention du procédé de composition par caractères mobiles – déjà initiée en Chine et en Corée, qui a mis
le livre à la portée de cercles croissants de lecteurs. Enfin, il y eut l’apparition du numérique. La Toile et
les moteurs de recherche dans les années 1990. Google en 1998.
4300 ans de l’écriture au codex ; 1150 ans du codex à l’imprimerie ; 540 ans de
l’imprimerie à Internet. Une dizaine d’années d’Internet aux livres numériques… Le rythme
des mutations s’accélère de façon vertigineuse!
R. D. Attention ! Il y a de grands tournants. Mais l’arrivée d’une nouvelle technique ne détrône pas la
précédente. Au moins dans le court terme. La radio n’a pas tué le journal. La télé n’a pas tué la radio.
L’ordinateur n’a tué ni radio ni télé. Même chose pour le livre. Un chercheur anglais a découvert
récemment que l’édition manuscrite s’est poursuivie jusqu’au XVIIIe siècle. C’est-à-dire que des éditeurs
employaient des copistes pour recopier à la main certains livres. Pour une édition de moins de cent
exemplaires, cela revenait moins cher d’engager des copistes que des typographes. L’invention de
Gutenberg a donc fait fleurir l’édition manuscrite ! Et aujourd’hui, non seulement le livre numérique ne
chasse pas le livre imprimé, mais il se peut qu’il le renforce. Au moins pendant un certain temps.
Le fameux codex fait-il de la résistance?
R. D. Et comment ! La production de livres imprimés augmente chaque année. La crise économique
récente a porté un coup au secteur de l’édition, mais ça redémarre etje pense qu’on imprimera cette
année un million de livres nouveaux dans le monde. Un million ! Alors, quand j’entends dire : « Le livre est
mort », je réponds : « Quelle belle mort ! »
Le livre électronique progresse néanmoins.
R. D. Et à grande vitesse. Il représentait 10 % des ventes en 2010 aux Etats-Unis, le double de 2009, et
pourrait rapidement atteindre 15, voire 20 % des ventes. C’est impressionnant. Mais l’un ne chasse pas
l’autre. Les maisons d’édition américaines constatent même que plus on lit de livres sur une liseuse
électronique, plus on achète de livres imprimés. L’appétit ne fait que croître. Certains lecteurs prennent
aussi plaisir à flairer un livre électronique avant de courir l’acheter en librairie. C’est donc un
agrandissement du marché. L’avenir du livre reste prometteur : numérique, analogique ou hybride, un site
Internet permettant d’entendre, par exemple, des voix, des sons, des chansons évoquées dans un livre
papier.
Il existe actuellement un foisonnement d’idées et d’inventions. Connaissez-vous l’Espresso Book
Machine ? C’est une technologie qui permet, à partir d’une banque de données numériques, d’imprimer un
livre à la demande, en trois minutes et pour moins de 10 dollars. La machine, qui a la taille d’un canapé,
existe déjà dans de nombreuses librairies et bibliothèques. Encore une façon de donner une nouvelle vie
au livre papier auquel beaucoup de lecteurs, comme moi, sont très attachés. Quel bonheur de pouvoir
feuilleter un livre, l’annoter, l’emporter au lit et le ranger dans un rayonnage ! Il n’empêche : la révolution
du numérique est bel et bien engagée.
Dans votre ouvrage Apologie du livre, vous affirmez qu’en bouleversant le monde du
savoir, Internet pourrait réaliser le rêve des Lumières.
R. D. L’idéal des Lumières était la démocratisation du savoir. Mais la République des Lettres du
XVIIIe siècle, qui prônait l’égalité et la connaissance universelle, n’était en fait qu’une utopie. Non
seulement la censure et la police littéraire jouaient un rôle important dans la France de l’époque, mais
l’analphabétisme et les barrières sociales constituaient des obstacles majeurs.
À côté d’une poignée de philosophes reconnus, comme Voltaire, Montesquieu, Rousseau et
Diderot, les auteurs vivaient comme des pauvres diables, contraints de courtiser les mécènes, d’intriguer
pour intégrer une gazette contrôlée par l’État. Internet change la donne et peut permettre de créer une
véritable République des Lettres à la portée de tous. À la portée d’un clic. La République numérique du
savoir ! Vous imaginez la révolution que serait la création d’une bibliothèque universelle gratuite ?
Est-ce votre ambition, vous qui êtes à la tête de la plus grande bibliothèque
universitaire du monde ?
R. D. Oui ! C’est bien mon projet : créer une bibliothèque numérique nationale qui, dans les faits, serait
très vite internationale. L’équivalent moderne de la bibliothèque d’Alexandrie. Google a démontré la
possibilité de transformer les richesses intellectuelles de nos bibliothèques – des millions de livres posés,
inertes et sous-utilisés, sur des étagères – en une base électronique accessible à chacun, partout et à
tout moment. Pourquoi ne pas adapter sa formule à succès pour le bien public et rendre nos livre
accessibles gratuitement à chaque citoyen du monde ? Plusieurs pays ont déjà pris des initiatives :
France, mais aussi les Pays-Bas, le Japon, la Finlande, la Norvège. L’Amérique ne doit plus hésiter.
J’ai réuni à Harvard, en octobre 2010, une quarantaine de personnes : directeurs de grandes
institutions culturelles comme la Bibliothèque du Congrès, les Archives nationales ou le Smithsonian
Institution, des universitaires, juristes, informaticiens et leaders de grandes fondations privées. Nous
disposions d’estimations de coûts – entre 10 cents et 10 dollars la page scannée – démontrant que la
numérisation des 30 millions d’ouvrages de la Bibliothèque du Congrès n’atteindrait pas – en comparaison
– les 750 millions d’euros que Sarkozy avait promis pour numériser le « patrimoine culturel francais ». Il
n’a pas fallu trente minutes pour que nos grandes fondations disent : « On y va ! On finance ! » Un grand
congrès va se tenir à Washington au printemps pour lancer ce projet public, non étatique et non
commercial, directement inspiré des Lumières et de la Constitution américaine.
La numérisation de nombreuses bibliothèques a, de fait, déjà commencé.
R. D. Deux millions de livres ont déjà été numérisés. Sans parler de collections particulières à chaque
université. À Harvard, nous avons ainsi numérisé, groupées par thèmes, 2,3 millions de pages (images,
photos, manuscrits…) qui sont désormais accessibles dans le monde entier. Mais l’idée est de tout
numériser. Et vous voyez l’ampleur de la tâche ! Commencée en 1638 avec 400 livres, la bibliothèque
d’Harvard dispose maintenant de 17 millions de livres et de 400 millions de manuscrits et autres archives
répartis entre 45 000 collections. Nous possédons des documents dans 350 langues (60 % de nos livres
sont en langue étrangère), la plus grande bibliothèque de travaux chinois hors de Chine, plus de titres
ukrainiens qu’il n’en existe en Ukraine même et, depuis peu, un très riche département indien. Tout cela
devrait être un jour à la disposition du public le plus vaste.
Sans parler de la production intellectuelle d’aujourd’hui que je souhaite mettre en libre accès au
monde entier. Après débat et vote, les professeurs d’Harvard se sont engagés à accepter la mise en
ligne, à titre gratuit, de leurs articles scientifiques. Ce sera également le cas pour les thèses, conférences,
rapports sur les travaux en cours. Certains cours magistraux peuvent déjà être suivis en ligne.
L’ouverture est le principe directeur pour adapter la bibliothèque aux conditions du XXIe siècle.
Le plus grand obstacle est-il financier, technique ?
R. D. Juridique ! Car la législation du copyright pose d’énormes problèmes. Nous pouvons numériser tous
les documents publiés avant 1923, date à laquelle intervient le droit d’auteur. Pour les ouvrages publiés
entre 1923 et 1964, les nombreuses fluctuations de la loi ont abouti à un grand flou du droit d’auteur et
à une prolifération d’œuvres dites « orphelines », sans ayants droit connus. Il faudrait donc que le
Congrès vote une loi qui nous préserve des litiges sur ces livres épuisés auxquels on donnerait une
nouvelle vie.
Quant aux autres, parus entre 1964 et 2010, à l’exclusion de ceux encore en vente dans les
circuits commerciaux, il me semble que leurs auteurs auraient tout intérêt à les mettre gratuitement à la
disposition du public plutôt que de les laisser croupir sur des rayonnages. On pourra imaginer un fonds
d’indemnisation, mais je pense que la plupart verront leur intérêt à être lus sur le Net. On attend tous, de
toute façon, le jugement du tribunal du district de New York sur l’accord passé, en 2008, entre Google et
un groupement d’auteurs et éditeurs.
N’arrivez-vous pas trop tard ? Google a déjà une longueur d’avance !
R. D. Vous avez raison. Ça fait vingt ans qu’on aurait dû commencer ! Et pendant que les pouvoirs publics
somnolaient, Google s’est mis à la tâche. Mais c’est encore jouable. Ne loupons pas ce grand tournant de
l’histoire. J’admire la capacité technologique de Google et son esprit d’entreprise. Mais qu’est-ce que
Google, si ce n’est une entreprise commerciale dont l’objectif est uniquement de dégager des bénéfices
pour ses actionnaires ? Rien à voir avec la mission des bibliothécaires de conserver les œuvres et de
mettre gratuitement livres et connaissance à la disposition du public.
Ne laissons pas Google détenir le monopole de l’accès à l’information. Ce serait malsain et terriblement
dangereux. Et même du jamais vu. Ses propriétaires actuels protestent de leur bonne foi. Mais qui
seront-ils dans vingt ans ? Nous, bibliothèques, sommes là pour l’éternité. Et je souhaite que Google
accepte de mettre à la disposition de notre projet sa base de livres déjà numérisés. Il ne perdrait rien et
gagnerait en prestige et en respectabilité pour cette contribution au bien public.
Une bibliothèque universitaire se doit aussi de conserver la mémoire collective
d’une époque. Comment préserver les courriers, articles, recherches qui sont nés
directement sous forme numérique ?
R. D. C’est un casse-tête. Nous y investissons des sommes considérables car c’est une mission
essentielle. Harvard compte sans doute plus de Prix Nobel que n’importe quelle université dans le monde.
Or, ces scientifiques ébauchent, découvrent, inventent, enseignent sans laisser désormais le moindre
document imprimé. Finis les brouillons papier ! Tout se fait sur ordinateur. Comme d’ailleurs les
architectes. Il faut conserver la mémoire de leur travail et du processus de création. Sans compter les
blogs, forums et multiples sites électroniques créés par les professeurs et les élèves. Tout devrait être
gardé. Nous avons un nouveau laboratoire qui invente robots et techniques pour préserver cette
mémoire. Sans compter les expériences en cours pour archiver les millions de courriels échangés dans
l’enceinte d’Harvard, et en priorité ceux de la direction de l’université !
C’est toute une civilisation dont il faut garder témoignage. Et les bibliothèques sont plus
nécessaires que jamais, sachant que le numérique peut être très périssable. Savez-vous qu’on a perdu des
archives de la NASA ? Un ensemble de courriels de la Maison Blanche entre 2001 et 2005 ? Et qu’on a
failli perdre toutes les données du recensement de la population de 1960 à cause d’un logiciel démodé ?
Autrefois rivales, les grandes universités doivent désormais se serrer les coudes et collaborer ensemble à
cette mission de conservation. Je travaille d’ailleurs étroitement avec la bibliothèque du MIT
(Massachusetts Institute of Technology).
Les salles de lecture ont-elles été désertées maintenant que les étudiants ont
accès à Google et à tant de documents et cours depuis leurs chambres ?
R. D. Elles sont plus fréquentées que jamais ! De jour comme de nuit. Les étudiants y travaillent en petits
groupes, leur ordinateur branché devant eux et entourés de livres. Ils discutent et débattent
perpétuellement. Contrairement à mon époque où le silence était absolu et la nourriture interdite, ils sont
même invités à y prendre cafés et sandwiches. Et puis 1200 employés à plein-temps sont à leur service.
Notamment des bibliothécaires spécialisés et disponibles pour les guider vers les documents, les moteurs
de recherche et les banques de données les plus pointues. C’est le cas notamment à l’école de droit qui
forme l’élite politique et où a étudié Obama. La bibliothèque reste le cœur battant de l’université. C’est
un centre de sociabilité et de travail collectif Un pôle d’énergie intellectuelle.
Et les bibliothèques municipales ? Quelle devient leur fonction à l’heure du
numérique ?
R. D. Toujours au service de la population pour fournir de l’information, quelle qu’elle soit. À New York,
par exemple, la Bibliothèque publique gardée par deux grands lions de pierre sur la Ve Avenue est un vrai
centre de recherche. Mais les 86 bibliothèques de quartier sont des lieux d’animation et d’accueil pour un
tas d’activités civiques. Les chômeurs s’y retrouvent pour lire sur Internet les annonces d’emplois qui
existaient auparavant dans les journaux. Les bibliothécaires leur enseignent comment manipuler les
ordinateurs. On y dispense aussi des cours d’anglais, notamment pour les nombreux immigrés d’Amérique
latine. Et la jeunesse démunie y trouve de nombreux programmes pour lire, étudier, faire les devoirs qu’ils
ne peuvent faire à la maison.
Pourra-t-on y emprunter des livres numériques comme on le fait pour les livres
imprimés ?
R. D. On le pourra à l’avenir. Un Californien a inventé une technique permettant de télécharger le texte –
non imprimable – que vous souhaitez emprunter. Lequel s’effacera automatiquement au bout de trois
jours ! C’est inouï le nombre d’inventions qui voient le jour dans ce paysage décidément complexe. La
démocratisation du savoir est en route, grâce au numérique. Je ne suis pas naïf, la société ne va pas, d’un
coup, devenir égalitaire, et les élites ne disparaîtront pas. Mais la révolution Internet me rend optimiste
quant aux possibilités d’éducation et d’expansion des connaissances. Et la bibliothèque, qui pourrait
passer pour la plus archaïque de nos institutions, est au contraire un lieu idéal pour servir d’intermédiaire
entre les modes de communication imprimés et numériques. J’ai publié un jour un petit livre en français
qui s’appelait Pour les Lumières. C’est un peu ma profession de foi.